TRAITEMENT PROLONGÉ À LA THYROXINE ET DENSITÉ MINÉRALE OSSEUSE

J.A. Franklin, J. Betteridge, J. Daykin, R. Holder, G.D. Oates, J.V. Parle, J. Lilley, D.A. Heath, M.C. Sheppard

Article paru dans The Lancet, Vol. 340:0-13, 4 juillet 1992, reproduit avec la permission des auteurs.

Des études concernant les effets du traitement à la thyroxine sur la densité minérale osseuse ont donné des résultats contradictoires. Les diminutions de masse osseuse signalées dans certaines études ont suscité des recommandations visant à réduire les doses prescrites de thyroxine. Nous avons examiné les effets du traitement prolongé à la thyroxine sur un groupe nombreux et homogène de patients ; tous avaient subi une thyroïdectomie pour un cancer thyroïdien différencié, mais n’avaient aucun antécédent de dérèglement thyroïdien.

Les 49 patients ont été appariés à un groupe témoin quant à l’âge, le sexe, la ménopause, l’indice de masse corporelle, les antécédents d’usage de tabac et l’apport en calcium. La densité minérale osseuse de tous les sujets a été mesurée par absorptiométrie biophotonique à plusieurs sites du fémur et des vertèbres. En dépit d’un traitement prolongé à la thyroxine (durée moyenne 7-9 ans [intervalle 1-19 ans]) à des doses (moyenne : 191 [± 50] µg/jour) qui ont donné une concentration sérique de thyroxine plus élevée et un taux de thyrotrophine (TSH) plus bas que dans le groupe témoin, les patients n’ont montré aucun signe de diminution de densité minérale osseuse, à aucun site que ce soit, par rapport au groupe témoin. De plus, la densité minérale de la masse osseuse n’a montré aucune corrélation avec le dosage, la durée du traitement ou les doses cumulatives prises, ou encore avec les tests de fonction thyroïdienne. On a cependant noté une diminution de la densité osseuse avec l’âge dans les deux groupes.

Notre opinion est que la thyroxine seule n’a pas d’effet important sur la densité minérale de la masse osseuse et, par conséquent, sur le risque de fractures ostéoporotiques.

Introduction

Le rapport entre les maladies thyroïdiennes et l’ostéoporose a été reconnu pour la première fois il y a cent ans. Bien que, grâce à un traitement antithyroïdien efficace, la thyrotoxicose caractérisée soit maintenant rarement associée aux fractures ostéoporotiques, on a récemment consacré beaucoup d’attention aux effets éventuels de l’hyperthyroïdie, légère ou modérée, sur la densité minérale osseuse.

Des tests de plus en plus sophistiqués sur la fonction de la thyroïde, en particulier les analyses de thyrotrophine sérique, capables de distinguer les valeurs basses des valeurs normales, ont permis de reconnaître que de légères anomalies de la fonction thyroïdienne ne sont pas rares. De nombreux patients qui prennent des doses conventionnelles de thyroxine (100-200 µg/jour) montrent de fortes concentrations de thyroxine totale et libre dans le sérum, et la thyrotrophine sérique est souvent non détectable chez ces sujets. Certains soutiennent que ces résultats indiquent un traitement excessif de l’hyperthyroïdie. Étant donné que le traitement à la thyroxine est nécessaire pour beaucoup de personnes, surtout celles de plus de 60 ans, toute association entre l’hyperthyroïdie secondaire et le traitement à la thyroxine, et une réduction de la densité osseuse pourrait constituer un problème clinique important.

Plusieurs études ont utilisé l’absorptiométrie monophotonique ou biphotonique pour déterminer l’influence du traitement à la thyroxine sur la densité minérale osseuse. La plupart de ces études ont examiné de petits nombres de patients, non groupés par âge, sexe ou état ménopausique, et ayant des antécédents variés de maladies thyroïdiennes et d’administration de doses de thyroxine. Deux études aux États-Unis ont conclu que le traitement à la thyroxine avait eu pour résultat une réduction de la densité minérale osseuse. En dépit du manque de preuve quant à un risque accru de fractures ostéoporotiques chez les patients ayant pris de la thyroxine, ces études ont eu une forte influence en pratique clinique, surtout aux États-Unis; l’American Thyroid Association a recommandé que les doses prescrites de thyroxine soient réduites jusqu’à ce que les concentrations de thyroxine et de thyrotrophine dans le sérum reviennent à un niveau normal. Un tel changement dans la prescription du médicament augmenterait le coût de la surveillance biochimique, constituerait un inconvénient pour les patients et pourrait entraîner un traitement inadéquat de l’hypothyroïdie.

À la lumière des résultats contradictoires d’études précédentes sur le traitement à la thyroxine et la densité osseuse, nous avons examiné l’effet à long terme du traitement à la thyroxine au sein d’un groupe de patients ayant subi une thyroïdectomie partielle à la suite d’un cancer thyroïdien différencié (papillaire ou folliculaire), mais sans antécédents de thyrotoxicose, en comparant la densité osseuse de leur fémur et de leurs vertèbres avec celle de sujets témoins soigneusement appariés.

Patients et Méthodes

Un groupe de 49 patients (18 femmes en préménopause, 26 femmes en postménopause et 5 hommes) ont pris part à l’étude (tableau 1). Aucun des patients ne présentait de signe de maladie métastatique ou récurrente (chez tous, la présence de thyroglobuline sérique était chaque fois non détectable; toutes les scintigraphies subies étaient négatives). Les sujets atteints d’hypoparathyroïdie ont été exclus. Chaque patient avait reçu une dose constante de thyroxine depuis sa thyroïdectomie; chez la plupart, la dose était suffisante pour abaisser les concentrations de thyrotrophine jusque sous la normale. La dose moyenne de thyroxine était la même pour les femmes que pour les hommes (femme en préménopause 217 [10-300] µg/jour; femme en postménopause 175 [100-200] µg/jour; hommes 180 [100-200] µg/jour), tout comme la durée du traitement (7,7 [1-19], 8,1 [1-19], et 7,0 [2-15] ans, respectivement). Dix-sept patients avaient reçu une ablation postopératoire à l’iode 131.

Des sujets témoins sains ont été appariés individuellement à des patients en fonction de l’âge, du sexe, de l’état ménopausique et de l’indice de masse corporelle. Les sujets ayant des antécédents de maladie thyroïdienne ont été exclus et tous les témoins présentaient des concentrations sériques de thyroxine libre, de triiodothyronine (T3) libre et de TSH à l’intérieur des valeurs normales. Les sujets témoins ont été sélectionnés au moyen d’une recherche alphabétique du registre d’une seule clinique de pratique générale. Quarante-deux pour cent (42 %) des sujets identifiés selon l’âge et le sexe ont satisfait à nos autres critères d’inclusion. Cinquante pour cent (50 %) des témoins admissibles ont consenti à participer à l’étude. Le taux d’exclusion des patients cancéreux traités à la thyroxine a été similaire (54 %), et 68 % des personnes sollicitées ont été d’accord d’en faire partie. Les critères d’exclusion, tant pour les patients que pour les sujets témoins, étaient les suivants : traitement antérieur aux oestrogènes, aux diurétiques thiazidiques, au calcium, à la vitamine D ou à la tamoxifène. Aucun des patients ou sujets témoins n’avait d’antécédents de problèmes suivants : fracture ostéoporotique, polyarthrite rhumatoïde, diabète sucré ou autre problème médical grave, alcoolisme, aménorrhée chronique (plus de 3 mois chez les femmes de moins de 45 ans), apparition tardive des premières règles, ménopause précoce ou ovariectomie. Les patients et les sujets témoins ont rempli un questionnaire sur l’apport en calcium de leur alimentation, l’usage de tabac et l’activité physique.

Des échantillons de sang veineux ont été prélevés chez les patients et les sujets témoins, et le sérum a été entreposé à 70o C jusqu’à ce que soient effectués les tests de fonction de la thyroïde ainsi que la mesure du calcium, du phosphate inorganique, des phosphatases alcalines et des hormones parathyroïdiennes. La thyroxine libre et la T3 libre du sérum ont été mesurées par radio-immunodosage Amerlex M (Amersham International, R.-U.; valeurs normales 9-24pmol/1 et 2,0-9,0 pmol/1, respectivement) et la thyrotrophine, par dosage immunométrique (IDS Gamma-BCT, Boldon, R.-U.; limite de détection 0,05 mU/l, plage de référence 0,4-4,5 mU/l). Les coefficients de variation entre les dosages pour la thyroxine libre, la T3 libre et la thyrotrophine ont été de moins de 7 % sur une gamme étendue de concentrations. On a mesuré le calcium, le phosphate et les phosphatases alcalines du sérum par les méthodes de laboratoires usuelles, et les hormones parathyroïdiennes sériques, par dosage immunométrique (N-tact Incstar, Wokingham, R.-U.; coefficient de variation entre les dosages : 8 %).

La densité du col du fémur, du triangle de Ward et du trochanter, et celle de la colonne lombaire (antérieure, postérieure et latérale) a été mesurée par absorptiométrie aux rayons X à double énergie à l’aide d’un système de radiographie biophotonique (Lunar DPX-L, Lunar Corporation, Wisconsin, É.-U.). La précision in vivo a été de 1,6 % pour les mesures du col du fémur, de 3,2 % pour le triangle de Ward, de 2,2 % pour le trochanter fémoral, et de 0,8 % (partie antérieure-postérieure) et de 3,6 % (partie latérale) pour la colonne lombaire. Une cote de A à Z a été calculée pour chaque mesure de densité osseuse à partir de la moyenne (ÉT – écart-type) pour le groupe de contrôle pertinent (cote Z = [résultat du patient – moyenne du groupe] ¸ ÉT du groupe).

Résultats

Il n’y a pas eu de différences importantes entre les patients et les sujets témoins chez les sous-groupes de femmes en préménopause et d’hommes pour ce qui est de l’usage de tabac, du degré d’activité physique et de l’apport alimentaire en calcium, sauf pour le nombre d’années d’habitude de fumer dans le cas du sous-groupe d’hommes (tableau 1). Pour l’ensemble du groupe, il n’y a eu aucune différence entre les patients et les sujets témoins, à l’exception d’une légère différence dans le degré d’activité physique (p<0,05).

Dans l’analyse des sous-groupes, il n’y a pas eu de différences significatives entre les patients et les sujets témoins en ce qui a trait au phosphate inorganique, aux phosphatases alcalines ou aux hormones parathyroïdiennes (tableau II). Pour l’ensemble du groupe et pour le sous-groupe d’hommes, le taux de calcium du sérum a été beaucoup moins élevé chez les patients que chez les sujets témoins, vraisemblablement à cause d’une chirurgie thyroïdienne antérieure ou une ablation à l’iode radioactif, bien qu’il n’y ait pas eu de différences dans le taux d’hormone parathyroïdienne et de phosphatases alcalines du sérum (tableau II). Pour tout le groupe et le sous-groupe d’hommes, le calcium sérique s’est révélé considérablement moins élevé chez les patients que chez les sujets témoins, sans doute en raison d’une chirurgie thyroïdienne antérieure ou d’une ablation à l’iode radioactif, bien qu’il n’y ait eu aucune différence quant au niveau d’hormone parathyroïdienne ou de phosphatases alcalines (tableau II). Toutefois, les concentrations sériques de thyroxine libre et de T3 libre ont été supérieures chez les patients que chez les sujets témoins, et la thyrotrophine moins élevée, par suite d’un traitement à la thyroxine. On a observé une plus grande variation dans les concentrations de thyroxine libre chez les patients que chez les sujets témoins, ce qui reflète les différences de dosage de thyroxine. La thyrotrophine sérique s’est située sous la limite de détection de dosage (<0,05 mU/l) chez 13 patientes en préménopause, 20 femmes en postménopause et 2 hommes. La thyrotrophine s’est située sous la normale bien que détectable chez 5 des 14 patients restants, et à l’intérieur des valeurs normales chez les 9 autres.

On n’a trouvé aucune différence notable dans la densité minérale osseuse des patients et des sujets témoins dans aucun sous-groupe dans aucun des sites mesurés du fémur et de la colonne vertébrale (tableau III). L’analyse des données pour l’ensemble du groupe de patients et des sujets témoins n’a, encore une fois, montré aucune différence dans la densité osseuse. Un diagramme des différences de densité minérale osseuse entre les patients et les sujets témoins a montré une dispersion située aux environs de zéro à chaque site (fig. 1). Le calcul de la cote Z attribuée aux patients a confirmé l’absence de toute différence significative par rapport aux sujets témoins : la moyenne (ET – erreur-type) des cotes Z des patients a été de -0,032 (0,104) pour le col du fémur (fig. 2A), -0,20 (0,090) pour le trochanter fémoral, -0,167 (0,110) pour le triangle de Ward, 0,019 (0,110) pour la colonne lombaire antérieure-postérieure et 0,023 (0,205) pour la colonne lombaire latérale. On n’a observé aucune corrélation importante entre la densité minérale osseuse de tout site mesuré et la durée du traitement à la thyroxine (fig. 2B), le dosage et l’apport cumulatif de thyroxine, ou les concentrations sériques de thyroxine libre et de thyrotrophine. Toutefois, comme on s’y attendait, on a noté un rapport négatif important tant chez les patients que chez les sujets témoins, entre la densité minérale osseuse à chaque site et l’âge (p<0,0005 pour chaque site).

On n’a constaté aucune différence de densité minérale osseuse ou dans les résultats biochimiques entre les patients ayant reçu une ablation à l’iode 131 après une thyroïdectomie et ceux qui n’en ont pas reçu, ou entre les patients dont les concentrations de thyrotrophine étaient non détectables et ceux dont les concentrations détectables allaient de faibles à normales. L’exclusion des patients ayant une concentration de thyrotrophine détectable n’a révélé aucune différence dans la densité osseuse des patients et des sujets témoins.

Discussion

Nos résultats donnent à penser que la thyroxine à elle seule n’a pas d’effet important sur la densité minérale osseuse et, par conséquent, sur le risque d’ostéoporose. Les raisons des différences entre les résultats négatifs de cette étude et d’autres, et les rapports faisant état d’une réduction de densité minérale osseuse chez les patients traités à la thyroxine ne sont pas claires. Notre groupe de patients était plus nombreux que ceux d’études précédentes, mais les doses de thyroxine et durées de traitement étaient similaires à celles décrites précédemment, et les patients de la présente étude ont été appariés avec des sujets témoins de manière plus poussée pour ce qui est des facteurs reconnus comme ayant un effet sur la densité osseuse. La plupart des autres études incluaient des patients ayant déjà été atteints de thyrotoxicose ou d’un goitre de longue date (et donc, chez plusieurs, suppression de thyrotrophine). Greenspan et al ont trouvé que l’exclusion de patients traités antérieurement pour la maladie de Graves abolissait les différences dans la densité osseuse de la hanche entre les patientes postménopausiques traitées à la thyroxine et les sujets témoins.

Une autre étude a examiné l’effet du traitement à la thyroxine sur les patients ayant déjà été atteints d’un cancer de la thyroïde; une diminution de la densité minérale osseuse du fémur et de la colonne lombaire a été observée chez 10 femmes en postménopause. Là encore, on ne sait pas très bien pourquoi ces constatations ne concordent pas avec celles de l’étude plus étendue. Kung et al ont rapporté que les patients atteints d’hypothyroïdie primaire (sans antécédents de thyrotoxicose) traités à la thyroxine ont une densité osseuse fémorale et radiale plus faible que celles des sujets témoins. Toutefois, un manque de corrélation entre la densité osseuse et la dose ou la durée du traitement à la thyroxine et les résultats de tests de fonction thyroïdienne effectués dans cette étude permettrait d’alléguer que la thyroxine n’est pas en cause.

Les observations contradictoires quant aux effets du traitement à la thyroxine sur la densité osseuse ont été interprétées différemment. Selon Krolner et al, les différences mineures dans la densité osseuse sont insignifiantes du point de vue clinique vu le manque de preuve concernant l’incidence de fractures ostéoporotiques, et donc de morbidité ou de mortalité. Taelman et al, au contraire, croient qu’au moins la moitié de leurs patientes en postménopause qui prennent de la thyroxine sont à risque pour de telles fractures.

Même si la controverse persiste, les doses de thyroxine prescrites aux États-Unis ont changé considérablement et la recommandation de l’American Thyroid Association de réduire le dosage de thyroxine est endossée par certains médecins du Royaume-Uni. Les résultats négatifs de notre étude plus étendue vient renforcer l’argument que le traitement à la thyroxine à lui seul est sans effet significatif sur la densité minérale osseuse. En fait, il est possible qu’un thyrotoxicose ou un goitre antérieurs constituent des facteurs de risque plus importants pour l’ostéoporose que le traitement à la thyroxine lui-même. Il est important que de tels résultats négatifs soient considérés au même titre que les résultats positifs antérieurs étant donné les conséquences importantes des changements effectués en pratique clinique. Ces conséquences comprennent l’aspect des coûts résultant de la surveillance biochimique répétée des patients, les visites à la clinique, les rajustements de dosage et les inconvénients pour le patient, et le risque éventuel de traitement insuffisant de l’hypothyroïdie.

Lancet 1992:340.9-13

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